Jean-Marie Flageul, La Région de la dissemblance. Affiche deux couleurs sur papier, 42 x 29,7 cm. 2008.Voici le texte que j'ai rédigé pour la publication d'R.A.B. La Région de la dissemblance, présentée au billet précédent (voici aussi des images des oeuvres que le texte commente). C'est donc le contenu de ce petit ouvrage mais pas l'ouvrage lui-même qui, aussi objectivement qu'il m'est possible de l'être, est un très bel objet. En diffuser le contenu n'en dissipe donc pas la raison d'être. N'hésitez pas à nous demander cette publication par courriel à notre adresse électronique : collectifrab@yahoo.fr - c'est gratuit.
Anthony
REGIO DISSIMILITUDINIS
"Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard par la violence de tes rayons sur moi, et j'ai tremblé d'amour et d'horreur. Et j'ai découvert que j'étais loin de toi, dans la région de la dissemblance[1]."Saint-Augustin Erwan Feigna, Collection. Projection vidéo sur écran, 165 x 230 cm. 2006. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.Il y a, accroché au mur, un écran noir en forme de toile. Du tissu tendu sur un châssis. Ce n'est pas un tableau même si ça en a la forme. Sur cet écran noir, six papillons changent de couleurs. Le mouvement de ces images n'est que celui des couleurs, car les formes de papillons sont parfaitement immobiles, comme épinglées derrière une vitre. Cet assemblage ne ressemble qu'imparfaitement à plusieurs supports de présentation visuelle : une fausse vitrine en forme de tableau qui sert d'écran. Mais un écran noir, c'est chose peu ordinaire. La lumière colorée n'est en fait projetée que sur des zones très précisément délimitées, des surfaces blanches en formes de papillons. Le dispositif est simplement celui du cinéma : un appareil projette de la lumière sur un écran pour former des images sur celui-ci et les animer.
Erwan Feigna, Collection. Projection vidéo sur écran, 165 x 230 cm. 2006. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.
Cette installation reconstitue une scène très célèbre : l'allégorie de la caverne. Dans le VIIe livre de La République, Platon décrit, via Socrate, des hommes emprisonnés dans une caverne, qui ne voient du monde extérieur que des ombres d'objets que les geôliers leur font prendre pour la réalité. On les manipule de façon à ce qu'ils prennent l'ombre pour l'objet réel et le simulacre pour la réalité. Collection, d'Erwan Feigna, est aussi une machine à fabriquer des simulacres – ce que sont les images, les apparences et même l'ensemble du monde sensible pour le platonisme.
Saint-Augustin est un héritier du platonisme et du néo-platonisme, et on peut tout à fait assimiler “la région de la dissemblance” au monde sensible de Platon. Selon le mystique chrétien, la regio dissimilitudinis est la nôtre, celle du sensoriel, du sensible et du périssable. Elle dissemble de Dieu, qui est au-delà de toute perception, de toute forme et de toute mesure.
La regio dissimilitudinis parcourt toute la chrétienté jusqu'à la Renaissance – au moins – mais la disqualification du sensible qu'elle engage n'a pas empêché les civilisations chrétiennes de produire des images et de se rapporter au monde sensible. C'est que la région de la dissemblance n'interdit pas l'image chrétienne, elle la travaille. De ce point de vue, toute image sera fatalement imparfaite, mais en assumant sa dissemblance, elle se donnera d'autres enjeux que la seule ressemblance : des enjeux de présence, de présence visuelle, c'est-à-dire de visualité. Cette dialectique entre ressemblance et dissemblance, entre représentation et présentation, entre visible et visuel, se joue d'ailleurs dans toute image, chrétienne ou pas, pieuse ou non [2].
La dialectique du dissemblable se joue dans Collection, où l'effet de contraste est fort entre le plan des six papillons colorés et celui du fond noir, profond et mat. Aucune lumière ni couleur ne vient frapper le noir de l'écran qui borde sans transition l'éclat des papillons. Il nous fait face, muet, infranchissable. C'est un obstacle, un barrage, un terminus qui nous résiste. Nous le voyons ne rien nous montrer, rien d'autre que lui-même.
Tony Guillois, Nature morte à la compassion (à gauche). Laque glycéro, mine de plomb et crayon sur carton gris, 300 x 160 cm. 2006 - Danaé (à droite). Laque glycéro, mine de plomb et crayon sur carton gris, 240 x 160 cm, 2007. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.
Regardons le fond des images, ces pans qui nous font face et qui portent ce que nous voyons. Le fond des quatre tableaux que Tony Guillois montre ici est indistinct et enveloppant, il est difficile d'y voir quelque chose de bien précis. Ces fonds ne ressemblent à rien d'arrêté : c'est du sombre, du brun, du gris. Mais ce ne sont pas des espaces de vacuité, ce sont des milieux actifs, d'où naissent les formes, les figures et les corps représentés par le peintre – qui sont comme organiquement nés d'un arrière-plan matriciel. Parler ici de premier plan et d'arrière-plan semble mal approprié, car le potentiel de figuration est d'une même intensité sur l'ensemble de la surface de chaque tableau. Le “fond” figure autant que les “figures”, les figures figurant en acte ce que le fond figure en puissance.
Tony Guillois, Le Songe de l’Olympia. Laque glycéro, mine de plomb et crayon sur carton gris, 320 x 120 cm. 2008.S'il peut être ici question de figure, c'est surtout au sens de la théologie médiévale, pensée de la regio dissimilitudinis, pour laquelle une figure n'est pas un motif de signification fixe et de représentation univoque. L'enjeu de la figure n'est pas d'abord la ressemblance, mais le détour vers une présence toujours différée. Dans ces conditions, l'image se donne comme le vestige de ce qu'elle figure. Or, chez Tony Guillois, les corps qui s'extraient de leur milieu sont des chairs en souffrance. Ces carcasses sont prises par la destruction et le dépérissement mais on peut encore distinguer quelque chose du corps sain qu'elles ont peut-être été. C'est exactement ce qu'est un vestige. Le travail d'écorchement et arrachage de la surface redouble cette nature de vestige et donne aux tableaux leur pleine mesure figurale : ce sont autant des images de vestiges que des vestiges d'images. La défiguration n'est pas seulement représentée, elle est aussi présentée et réalisée. Le visuel est le milieu indépassable du visible. Nos yeux fouillent le visible quand le visuel nous claque au fond des yeux, car il est une puissance, la puissance par laquelle une image peut nous regarder, nous voir. Ce qui résiste à notre regard nous voit d'une certaine façon – nous menace ? –, nous promet la mort et peut-être l'amour : c'est ce qui fera toujours retour, ce dans quoi notre regard est pris, lui qui croit trop souvent ne faire qu'y prendre. Toute chose visible et muette nous faisant face nous dit quelque chose de nous-mêmes que nous ignorons et que nous ne pourrons jamais tout à fait connaître – car il est impossible de penser et de voir depuis ailleurs que soi-même. Cette vision, cette connaissance depuis radicalement ailleurs que nous-mêmes, il nous est possible de les concevoir, mais pas de les habiter. Cette place ne sera jamais la nôtre, mais tout ce qui est à cette place, c'est à dire tout ce que nous pouvons voir – tout sauf nous qui voyons – d'une certaine façon nous voit.
Lagueff, 1. Errance : La Bile noire (Martyre de Saint Sébastien) (à gauche). Acrylique et carton plume sur toile et papier peint, 100 x 80 cm. 2007 - 2. Connaissance : Luttes intestines (David contre Goliath et le petit Jonathan) (au centre). Acrylique et carton plume sur toile et papier peint, 100 x 80 cm. 2007 - 3. Naissance : L’Origine du monstre (à droite). Acrylique et carton plume sur toile et papier peint, 80 x 60 cm. 2007. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.
La dialectique du visuel et du visible est aussi une question de surfaces. Les cinq œuvres de Lagueff sont à la fois des images figuratives – on peut y reconnaître quelque chose – et des agencements de surfaces. Le regard va et vient entre ce pour quoi les surfaces colorées se donnent (une Vierge à l'enfant sous une arcade par exemple) et ce qu'elles sont : des zones colorées qui se côtoient, monochromes, épurées et très nettement délimitées. Lagueff pousse très loin l'aspect de surface neutre et distante des éléments qu'il agence de manière complexe, de telle sorte que la scène ne se reconnaît pas toujours au premier regard. Pourtant, le sujet et le récit de ces images ne sont pas du tout secondaires, il engage les sentiments les plus profonds de l'artiste et ont certainement une fonction cathartique.
Lagueff, 4. Reconnaissance : La Ventriloque et son troisième œil (Vierge ascendant gémeaux). Acrylique et carton plume sur toile et papier peint, 100 x 80 cm. 2007.
Ce cycle de cinq tableaux est une confession décorative, qui ne renonce ni à l'agrément, à la légèreté et à l'immédiateté du décor, ni à la gravité et à la rumination de la confession. Le regard cherche ce qu'il y a à voir, le visible, la scène représentée, mais il est aussi ramené à la stricte surface de toile peinte, recouverte de papier peint et de courbes de carton-plume. Cette surface décorative est le milieu visuel de la scène visible, c'est cette surface qui nous voit pendant que nous regardons la scène peinte. Une image, en représentant une réalité absente, quelque chose qui n'est pas là, se présente aussi elle-même – elle se donne, dans le même temps, à la fois pour ce qu'elle n'est pas et pour ce qu'elle est.Laurent Dupont, Les Lectures hivernales. Feutre sur rhodoïd et bois. 2007-2008. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.
La surface visuelle est comme la vitre contre laquelle la mouche se cogne quand elle part vers ce qu'elle voit plus loin. Au sens propre, Les Lectures hivernales de Laurent Dupont jouent de cette situation. L'œuvre est une série de pans transparents, recouverts d'écriture noire et posés chacun sur une des vitres de l'espace d'exposition – chaque pan épousant les dimensions de la vitre qui le reçoit. L'œuvre est peu visible : en entrant dans la salle où elle est accrochée, elle n'attire pas le regard, solidaire qu'elle est du cadre à l'intérieur duquel nous voyons les œuvres d'art. Les Lectures hivernales altèrent légèrement la visualité de l'espace, c'est-à-dire les conditions de visibilité en son sein, car elles filtrent quelque peu la lumière venue de l'extérieur. Quand on regarde l'œuvre elle-même, nous nous trouvons face à des pans d'écriture manuscrite, au travers desquels nous voyons l'espace au dehors. Sur la surface des vitres à proximité de notre regard, nous pouvons lire les textes, considérer la durée nécessaire à leur copie, constater qu'ils sont cohérents, construits de phrases complètes s'enchaînant logiquement. Mais la surface écrite n'est que partiellement lisible du fait de son échelle : des pans entiers sont trop loin du regard pour pouvoir être lus ; et pour envisager l'ampleur de l'oeuvre, il nous faut prendre une distance qui empêche la lecture. L'œuvre demande des regards alternés, entre celui, rapproché, qui permet la lecture et celui, éloigné, de la considération visuelle de l'ensemble. C'est donc une œuvre dialectisant la lisibilité et la visualité, où l'une le dispute à l'autre. On finira par détailler du regard sans plus lire continûment, mais en suivant les lignes d'écriture qui oscillent dans la lumière, ou en recevant la lumière qui oscille entre les lignes de texte.
Laurent Dupont, Les Lectures hivernales. Feutre sur rhodoïd et bois. 2007-2008. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.Tant Lagueff que Laurent Dupont auront abordé la question de “la région de la dissemblance” selon un point de vue consécutif à la pensée de Saint-Augustin. La série de toiles de Lagueff fait le récit d'une construction familiale : l'homme seul rencontre une femme et ensemble ils ont une descendance ; mais l'intimité et la proximité entre ces êtres ne seront jamais fusion, la ressemblance ne sera jamais parfaite. Les textes que Laurent Dupont a recopiés sont issus des livres que lisaient ses proches au moment où il réalisait son œuvre ; c'est une manière de les rejoindre dans leur solitude d'individu, que nul autre qu'eux-mêmes n'habitera jamais. La dissemblance est ici pensée comme différence irréductible entre les personnes, conséquence fatale de la séparation des individus – c'est le sort des êtres déchus, dissemblables de l'Unité de Dieu si ardemment désirée par Saint-Augustin. Jean-Marie Flageul, lettrage #1 #2. Impression numérique sur papier, deux fois 100x500 cm. 2008. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008.
Lettrage de Jean-Marie Flageul rejoint Les Lectures hivernales quant à la question du lisible. L'œuvre est constituée de deux grandes bandes de papier imprimé, chacune d'un mètre de large et de cinq mètres de haut. Ces deux parties ont chacune pour fond trois pages de texte agrandies, issues de l'édition de poche d'Au Bonheur des dames d'Emile Zola. Ce support lisible est dissimulé (dissimulé et dissemblable sont étymologiquement parents et concernent tous deux une altération de l'apparence) sur de larges pans par du noir qui détoure de grandes lettres : sur toute la hauteur des deux grandes bandes de papiers, le texte imprimé des pages du livre sert de fond aux lettres écrivant “AU BONHEUR DES DAMES”. Le plan du lisible passe à l'échelle de toute la hauteur de l'oeuvre et engage un recul spatial du lecteur. Quant au plan initial du lisible, que sont les pages agrandies du livre, il est bien plus un plan du visuel : le texte, qui ne sera guère lu mais identifié comme texte et comme page de livre, est orné suivant les motifs que l'oeil capte parmi l'agencement des lettres. Des lignes de texte sont regroupées en des bandes colorées, des zones de blancs entre les lettres sont surlignées de couleurs vives, comme des serpentins qui courent de haut en bas des pages, faisant fi du potentiel de significations verbales au coeur duquel ils se fraient un chemin en zigzaguant. La visibilité du lisible est ici matière de visualité. La lisibilité des deux textes est à la fois redondante l'une de l'autre – l'un écrit le titre du roman duquel est extrait l'autre – et conflictuelle : on ne peut lire “AU BONHEUR DES DAMES” sans cesser de lire Au Bonheur des dames, et vice versa. Cette oscillation du regard, cette dialectique est aussi celle du visuel.
Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008. De gauche à droite : Tony Guillois, Danaé. Laque glycéro, mine de plomb et crayon sur carton gris, 240 x 160 cm, 2007. Accrochage de Vern-sur-Seiche, 2008 - Jean-Marie Flageul, lettrage #1 #2. Impression numérique sur papier, deux fois 100x500 cm. 2008 - Laurent Dupont, Les Lectures hivernales. Feutre sur rhodoïd et bois. 2007-2008 - Erwan Feigna, Collection. Projection vidéo sur écran, 165 x 230 cm. 2006.
Notes :
[1] Saint-Augustin, Confessions (391-400), livre VII, chapitre X, in Oeuvres, volume XIII, traduction E. Trehorel et G. Bouissou, Paris : Desclée de Brouwer, 1962, pp. 616-617
[2] Ce texte doit beaucoup à l'ensemble de la pensée de Georges Didi-Huberman, citons en particulier Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris : Flammarion, 1990 et Devant l'Image : question posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris : Minuit, 1990.
© Anthony Poiraudeau - 2008
© Laurent Dupont, Erwan Feigna, Jean-Marie Flageul, Tony Guillois, Lagueff - 2006, 2007, 2008