Puisqu'il y est fait référence dans le texte du premier billet, et que je n'ai reçu aucune protestation, je publie ici le texte "Erotique du paysage, de l'image et de la marche", initialement paru dans le livre : Nicolas Frémiot, Vagabondages, Paris : Trans Photographic Press, 2007. La version du texte ici diffusée est légèrement différente de celle imprimée dans le livre.
Erotique du paysage, de l’image et de la marche
par Anthony Poiraudeau
S’il n’y a pas d’horizon, il n’y a pas de paysage, on peut comprendre ça de plusieurs manières. D’abord, il est tout à fait admissible de considérer qu’une étendue de territoire, ou son image, n’est pas prise pour un paysage si on n’y voit pas le ciel et le sol se rencontrer. Je me souviens m’être dit ça la première fois dans un train qui passait au dessus de la Loire sur un pont en métal, et il y avait des poutres du pont qui me barraient le regard juste au niveau de l’horizon. Je voyais la Loire, je voyais les berges et le ciel, mais pas tout ce petit monde se rencontrer ; j’ai alors pensé que le paysage venait d’être empêché par un contretemps, par une contrariété – et que donc pas d’horizon, pas de paysage. D’ailleurs, on peut constater que les images de paysage montrent toujours, quasi toujours, l’horizon. Ou plutôt l’inverse : celles qui ne montrent pas l’horizon, on ne les sent pas comme des paysages, et je crois qu’on a raison. Si on ne voit que le sol, ça peut être bien, mais c’est juste le sol et si on ne voit que le ciel, pareil, c’est bien mais ce n’est que le ciel. Donc pour le paysage, ciel + sol + leur rencontre (a.k.a. l’horizon). On peut le voir plus ou moins nettement, l’horizon, il peut être tracé net comme un coup de lame, ou alors il peut baigner dans la brume (mais alors ce n’est pas un horizon masqué, c’est au contraire un horizon dilaté), mais il faut qu’il soit là, qu’on le voit, bon (d’ailleurs pour l’horizon, ne pas être vu et ne pas exister c’est quand même la même chose, on peut penser ça du paysage aussi d’ailleurs, comme quoi paysage et horizon quand même, c’est copain copain).
Il y a une deuxième façon de comprendre l’horizon et ce qu’il a à faire avec le paysage, c’est de penser que le paysage c’est un certain rapport au territoire qui est ce que j’appelle un rapport d’horizon, je vais m’expliquer. Une caractéristique de l’horizon, c’est le rapport qu’il instaure avec ceux qui le font exister en le voyant (je répète que l’horizon n’existe que parce qu’il est perçu, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas quelque chose de très important). Ce rapport, c’est celui qu’on a avec quelque chose qu’on voit mais qu’on ne pourra jamais atteindre, parce qu’en essayant de la rejoindre, de s’en rapprocher, on la fait s’éloigner d’autant. Ce n’est pas parce qu’on sait très bien ça qu’on ne veut plus l’atteindre, l’horizon, ça ne change rien parce que l’horizon c’est diablement séduisant, et que ce qu’on y voit ça a une bon sang d’allure, même ça n’a jamais été aussi beau.
Herman Melville raconte une histoire comme ça dans une nouvelle qui s’appelle « La Véranda », c’est comme une parabole mais c’est une histoire vraie c’est sûr, elle est vraie tous les jours partout dans le monde [1]. C’est l’histoire d’un homme qui a une maison dans une vallée au milieu des montagnes, il s’est fait installer une véranda pour pouvoir passer tout le temps qu’il veut à regarder les montagnes et un jour, il remarque un petit recoin sacrément beau et radieux qui brille au milieu des ombres, un recoin où tombe le pied des arcs-en-ciel. Il se dit « Il y a des fées là-bas […] ; quelque cercle hanté dans lequel dansent les fées. » Alors, il y va, voir les fées. Il marche, chevauche et grimpe jusqu'à arriver à l’endroit en question : un col sur lequel est posé un petit chalet. C’est mignon mais ce n’est pas si extraordinaire que ça, par contre il y a une vue magnifique sur la vallée en contrebas, et quand l’homme se met à discuter avec la femme triste qui habite dans le chalet, ils parlent de cette très belle vue et d’une maison qui y est belle comme un palais de lumière : « Je regardai ; et au bout d’un moment, non sans surprise, reconnus […] ma propre demeure, qui étincelait à l’instar de ce chalet vu de la véranda. Le mirage de brume qui l’entourait la faisait apparaître moins comme une ferme que le palais du Roi Charmant. »
L’horizon et le paysage, pour moi c’est ça, c’est de l’étendue désirable qui tout en étant nécessairement à distance, appelle à être rejointe, mais qui refuse de l’être et qui recule autant qu’on avance vers elle. C’est donc une affaire de distance, de désir et de mouvement. De distance parce que le paysage a besoin de distance pour exister, une distance nécessaire pour que les gens puissent en percevoir l’unité et l’ensemble, une distance pour le voir – trop loin on ne voit plus rien, trop proche les détails prolifèrent trop, on ne peut pas agencer en paysage et on attrape un torticolis à mettre toutes les parties dans un tout. C’est aussi une histoire de désir, parce que c’est justement le désir qui est la mécanique du rapport au paysage – ce désir qui rend si attirants les lointains, plus ou moins proches, où sont le paysage et l’horizon, ce désir qui fait que les regarder ça ne nous laisse pas indifférents du tout, qui fait qu’on va à leur rencontre et qu’en le faisant, on leur fait tailler la route et qu’alors c’est ce qui était un peu plus loin, qu’on ne voyait pas encore juste avant, qui devient si beau à son tour. C’est un désir toujours maintenu, renouvelé, inépuisable et il y a quelque chose de profondément érotique là-dedans : parce que dans l’érotisme on a besoin de quelqu’un d’autre, séparé de soi, mais qu’en même temps on fait pour être le moins séparé possible de l’autre, jusqu’à espérer ne plus être séparé du tout, ne plus être deux personnes différentes, mais ça, ce n’est pas possible et si ça l’était ce serait la fin de l’érotisme, la fin du désir. L’érotisme, le paysage et l’horizon, ce sont des situations, des rapports, où sont aussi nécessaires l’un que l’autre et la distance entre ce qui désire et ce qui est désiré, et le désir lui-même de rompre la distance et la séparation. Donc notre rapport au paysage, c’est un rapport d’horizon, c’est un rapport non seulement esthétique mais tout autant érotique.
Et c’est aussi une question de mouvement, celui-là même par lequel on veut rompre la distance, et celui qui va avec et qui est le mouvement du paysage lui-même et de l’horizon, sur la terre qui se découvre pendant qu’on avance. Il y a une façon de se déplacer qui va particulièrement bien à l’érotique du paysage et pour se regarder en face avec l’horizon, c’est la marche à pied. Question de distance là encore – la marche met en contact plus étroit avec le monde, c’est plus érotique car plus riche en sensations, plus direct. Question de durée aussi : la lenteur de la marche fait qu’on prend plus du temps qu’il faut pour honorer le paysage et jouir de lui, pour traverser le territoire avec l’attention due, et pour espérer qu’il nous traverse aussi. Julien Gracq écrit quelque part : « Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours [2]. » C’est une phrase que je répète souvent, parce que la première fois que je l’ai lue, j’ai su que j’avais sous les yeux ce que je cherchais depuis des mois sur la marche et le paysage – pourtant, c’est tout simple, mais c’est déroulé là dans une petite phrase avec toute la concision et l’intensité qu’il faut. « Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche » : la grandeur du paysage c’est la puissance de l’invitation qu’il formule à être parcouru par la marche, « le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours », on a là toute l’érotique du rapport au paysage, au comble de son intensité quand on marche. Une autre intensité de la marche, c’est la liberté de mouvement qu’elle procure : le personnage de Melville, au col où il croyait trouver des fées, même aujourd’hui, il y a gros à parier qu’il ne pourrait pas y aller ni en voiture ni en train, mais à pied.
Il y a autre chose qui est fondamental dans le paysage, et qui implique aussi une érotique de la distance qui demande à être rompue mais qu’il est pourtant nécessaire de maintenir : c’est l’image. L’image est fondamentale dans le paysage parce que, d’une part, culturellement, ce que nous percevons comme des paysages dépend en partie de notre culture visuelle, par la batterie d’images de paysages que notre mémoire a en stock. D’autre part parce que nous percevons les paysages à la manière d’images, mais d’images sans cadres ni bords : il faut une distance minimale pour percevoir l’ensemble visuel qu’est une image et qu’est un paysage – si on a le nez collé dessus, on ne voit rien ou pas grand-chose. Mais pourtant, là encore, il y a dans l’image et dans son espace une attraction qui nous fait désirer d’y pénétrer, qui fait que le regard y vagabonde et que le corps tout entier voudrait bien suivre. Daniel Arasse parle de ça dans un texte qu’il a écrit sur la Vénus d’Urbin de Titien. Il écrit : « Narcisse est l’inventeur de la peinture parce qu’il suscite une image qu’il désire et qu’il ne peut ni ne doit toucher. Il est sans cesse pris entre le désir de l’embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la voir. C’est ça, l’érotique de la peinture qu’invente Alberti, et c’est elle que Titien met en scène dans la Vénus d’Urbin. […] C’est exactement ce déplacement, ce retrait du toucher pour le voir que la Vénus d’Urbin nous impose par sa mise en scène. La servante agenouillée touche mais n’y voit rien, nous voyons mais nous ne pouvons pas toucher et, pourtant, la figure nous voit et se touche… [3] » Là, ça revient très exactement à la situation de l’érotique du paysage, du rapport d’horizon dont je parlais tout à l’heure. Ici, avec la Vénus d’Urbin, il est question d’une femme plantureuse et nue qui se caresse entre les cuisses, d’où l’invitation sexuelle claire et nette, mais plus profondément, ce qui est en jeu c’est le rapport érotique qu’instaure chaque image, et qui est analogue avec celui instauré par le paysage et l’horizon.
Du coup, il n’est pas plus possible de marcher dans un paysage qu’il n’est possible de rejoindre l’horizon ou de marcher dans l’espace d’une image. On reste devant à regarder, d’un regard qui nous porte à l’intérieur des espaces, qui nous fait faire les équilibristes sur les lignes d’horizons. Bien souvent, ce qui compte vraiment, devant une image comme devant un paysage, c’est de vouloir toujours aller marcher dedans – c’est là qu’ils nous prennent. Et c’est pour ça qu’on marche dans l’espace, pour marcher dans le paysage, on n’y arrivera pas mais on est résolu à y aller marcher dedans, ça porte bonheur. Comme le paysage recule en même temps qu’on avance (c’est l’horizon quoi), on ne fait que marcher vers lui qui nous regarde faire ça – c’est sûr que marcher dedans ça porterait vraiment bonheur, du genre jackpot, pactole, la grosse timbale, comme danser sur les nuages. Là, c’est le fantasme dernier : voir le paysage dans son ensemble tout en y étant plongé, être à son balcon et se voir passer dans la rue.
Ce que je voudrais aussi faire dire à ce que je raconte, c’est que la marche dans le paysage, et que le rapport érotique d’une personne au paysage et à l’image, ça ne se vit pas pour autant comme de la frustration, comme de la tristesse de ne pas parvenir à la satisfaction du désir ultime. Certes l’horizon qui appelle toujours à lui ne sera jamais rejoint, mais les promesses définitives qu’il ne tient pas et qu’il renouvelle toujours tiennent le marcheur dans l’enchantement de l’espace et du parcours de l’étendue. Marcher vers l’horizon, c’est le faire reculer et ne jamais l’atteindre, certain, mais c’est aussi mettre en mouvement la beauté sur le monde et se mettre aux premières loges pour la recevoir. C’est une question d’aura. Walter Benjamin dit de l’aura qu’elle est « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », c'est-à-dire que c’est un montage, dynamique, dialectique de distances [4]. C’est une articulation sans fin des lointains de l’horizon et des proximités du sol sous nos pas. Et c’est toute l’étendue parcourable devant l’horizon qui est nimbée d’aura.
La grande pulsion du paysage, c’est l’enchantement de l’étendue sous nos yeux et sous nos pas. Et j’ai dit plus haut que sans horizon, pas de paysage, je le maintiens mais parfois le paysage – c’est le territoire et c’est son image – nous communique l’ivresse des distances et des étendues sans manifester l’horizon au sens strict, comme une ligne, mais en diffusant cette ligne sur toute sa surface – c’est qu’en fait l’horizon est alors partout, c’est l’étendue enchantée qui nous appelle à pleins poumons, et nous, on ne peut qu’accourir éperdus, comme des morts de soif, ravis d’autant de façons que ce mot à de sens…
[1] Herman Melville, « La Véranda » (1856), in Benito Cereno, Paris : Garnier–Flammarion, 1991, pp. 37-57
[2] Julien Gracq, En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, volume II, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 616
[3] Daniel Arasse, « La Femme dans le coffre », On n’y voit rien : descriptions (2000), Paris : Gallimard, Folio essais, 2003, pp. 172-173
[4] Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939), in Œuvres III, Paris : Gallimard, Folio essais, 2000, p. 278
© Anthony Poiraudeau, 2007