jeudi 20 septembre 2007

Premier billet : extrait de Je suis là-bas par Anthony Poiraudeau


Anthony Poiraudeau, Repli du monde (I), 2005
Ce blog était jusqu'à présent tristement vierge de toute contribution, je m'accorde donc l'honneur de publier un premier post.

Il s'agit du texte qui faisait la matière du travail que j'avais exposé à la Prison des Femmes de Rennes, lors de la dernière exposition du collectif R.A.B., en juillet 2007.






Léonard De Vinci a rendu célèbre le phénomène perceptif, mental et assurément universel, par lequel on peut retrouver toutes les formes du monde dans les nuages : un visage ou tout un territoire. C'est le même principe qui préside au déroulement du test du psychiatre Rorschach, au cours duquel un patient doit énoncer ce qu'il perçoit spontanément dans la forme et la texture de zones colorées. Si l'on veut considérer l'étendue de cette fonction d'imagination en jeu dans toute perception du réel, on constatera qu'elle est en permanence engagée, et même davantage : l'imagination est un milieu fondamental de toute perception humaine du réel, et en ce sens, elle est partie prenante de ce qui constitue le réel humainement perçu. Soit le réel du seul monde possible et le seul réel possible [1].




Dans le film Dancer in the dark (2000), de Lars Von Trier, le personnage de Selma, malvoyante interprétée par la chanteuse Björk, entend des orchestrations de comédie musicale dans la cacophonie des machines d'une usine. Sans avoir à recourir à la fiction ni à des références artistiques, tout un chacun a eu de multiples occasions de constater qu'il ou elle percevait diverses formes identifiables là où elles n'étaient pas intentionnellement représentées. Pour ma part, j'ai souvent contemplé des paysages de falaises, tels que les affectionne la peinture chinoise ancienne, à la surface de pans de murs aveugles, irrégulièrement recouverts de béton. Il en est de même pour la jardinière que je laisse aller sur mon balcon.
Cette jardinière, laissée là par l'occupante précédente de mon logement, (elle hébérgeait alors un plant de buis vivant) n'a pas, pendant longtemps, bénéficié de l'attention que je lui devais. Constatant à nouveau sa présence un jour, je m'apprêtais à la jeter avec son contenu quand je remarquai que des graines qui y furent portées par le vent commençaient à germer. Je décidai alors de laisser la jardinière en place et de permettre à un nouveau biotope de s'installer sur mon balcon, me contentant depuis de l'observer sans y intervenir.
Conformément aux théories et aux observations du paysagiste et agronome Gilles Clément, tout biotope se régulant lui-même atteint un climax assimilable à une forêt [2]. Ce qui vaut à l'échelle d'hectares vaut aussi à l'échelle d'une jardinière de balcon et mon biotope miniature se comporta de telle sorte qu'il a atteint son climax et la densité d'une forêt, une forêt de poche que je ne manque pas de me laisser aller à regarder comme un espace ayant l'étendue d'un grand paysage.




Le paysage est immanquablement une affaire de distances, de distance pour le percevoir, de distance jusqu'à l'horizon qui le constitue, de distance à maintenir jusqu'à lui, qu'il appelle à rompre [3]. C'est un agencement, un montage et un jeu de distances entre elles et il en est précisément de même pour le processus imaginatif, qui est nécessairement engagé dans la perception paysagère. Il n'est de véritable paysage sans profond désir et ce désir, souvent obscur, est celui que l'imagination superpose à notre perception directe. Ainsi, il n'est de véritable paysage sans invocation sous-jacente d'un lieu dont on rêve. Par l'imagination, on agence dialectiquement des distances entre ce que l'on voit et ce que l'on fantasme : imaginer, c'est changer, monter, agencer des distances.
Les distances du réel et de l’imaginaire, comme le réel et l’imaginaire eux-mêmes se frottent continuellement les uns aux autres dans notre vie, ils jouent au chat et à la souris, ils se heurtent et font des copeaux que nous ramassons comme on respire. Aucun paysage ne serait possible sans cette danse – une pensée qui ne la danserait pas n’est peut-être pas possible, elle serait bien malade, bien triste.




Lorsque j'étais enfant, j'étais envoûté par les paysages que l'on rencontre immédiatement à l'est de mon village, en Vendée. Parmi ces quelques paysages que font se succéder rapidement les replis du territoire, un m'évoquait confusément les grands espaces du sud et de l'ouest des Etats-Unis d'Amérique, que je ne devais pourtant connaître à l'époque que par le dessin animé pour enfants Tom Sawyer. Je n'ai toujours pas physiquement visité ces vastes étendues américaines aujourd'hui, mais c'est toujours elles que mon imagination me fait percevoir dans ce paysage-ci.
Il est fort probable que le Mississippi, contrée à laquelle j'attribue désormais une proximité avec ce paysage vendéen, suite à la lecture de William Faulkner dont les romans se déroulent dans le Mississippi, ne ressemble guère à l'est du village où je vivais enfant. Cependant, je ne peux cesser de voir ce paysage depuis quelque chose de mon enfance qui me poursuit et que peut-être je poursuis. Pour le Mississippi, je suis conforté par ceci : un grand homme, très remarquable et très peu remarqué, nommé Maurice-Edgar Coindreau, Vendéen lui-aussi, né à La Roche-sur-Yon comme moi, s'est trouvé être l'importateur en France et le premier traducteur en français de William Faulkner (il fut aussi traducteur d'Hemingway, de Steinbeck, de Dos Passos, de Truman Capote et de Thomas Wolfe – soient la plupart des plus grands écrivains américains du XXe siècle). C'est donc par les traductions de Coindreau (qui sont de si bonne qualité qu'elles sont toujours vendues et diffusées aujourd'hui) que Malraux, Camus, Larbaud ou encore Sartre connurent, lirent et aimèrent Faulkner. Il se trouve que pour parvenir à traduire fidèlement en français la structure des phrases de William Faulkner, Maurice-Edgar Coindreau dut recourir aux constructions de phrases des paysans vendéens, qui escamotent beaucoup de l'individuation et de la distinction des sujets des phrases, de telle sorte que, comme chez Faulkner, les faits des hommes les traversent et sont plus grands qu'eux-mêmes, les perceptions dépassent ceux qui les éprouvent. Ainsi pour moi, de mon imagination à ma contemplation, tout alors fait sens, et un morceau de Mississippi se trouve en Vendée.




Ce type d'expérience est fondamentalement pris dans un filet tissés de noeuds enlaçant notre perception directe et notre imagination sans laquelle la perception est nue. C'est cela imaginer face au réel qui nous le rend, c’est cela changer, agencer, monter les distances.
Toujours l’ampleur des paysages rêvés, imaginés, fantasmés est trop vaste pour être contenue dans le strict espace réel. La perception humaine, le réel humain, c'est à dire partiellement imaginaire, se superposent à la géographie des cartes en la débordant. C'est la parabole littéralement rapportée par le roman Le Mont Analogue de René Daumal [4]
. Le Mont Analogue y est décrit comme étant à la fois strictement réel et ne répondant absolument pas aux règles s'appliquant à la réalité. Pour y accéder, il faut donc que les personnages recourent à des trésors d'imagination afin de pouvoir se glisser dans le repli du monde réel où se trouve le Mont. Ce repli est une zone invisible et laissée à l'écart par l'usage du monde. C'est ainsi que les personnages accèdent réellement dans un lieu au coeur du réel, ignoré par celui-ci et dans lequel ils rencontrent ce qu'a rêvé leur imagination. Il existe de tels lieux dans le monde réel, laissés à l'écart, délaissés, tout près des sentiers battus, au coeur des villes et de leur agitation. L'effet de surprise que leur découverte déclenche est relatif à l'intensité de la sensation qu'il n'ont pas de place possible dans la trame serrée de la ville. Plus la concentration d'activité est dense juste autour plus il semble miraculeux, anormal et irréel que leur existence soit ici possible. La souveraineté de leur existence précaire et de leur invisibilité défie notre expérience courante du réel et valide en acte la puissance de l'imagination qui façonne, par delà toute hypothèse initialement crédible, la possibilité de tels replis aux creux du réel [5]. Il s'agit là comme d'une pièce de tissu serré dans laquelle se trouverait un trou que nul ne serait capable de voir, et dans lequel nous marcherions désormais, comme en une réalité parallèle, non moins réelle cependant.





On trouve de tels lieux même dans les villes les plus grandes, même en lisière des quartiers les plus industrieux. C'est le cas dans l'agglomération parisienne : des zones en friches dans laquelle la vie peut se dérouler au ralenti, où les herbes sauvages, celles que l'on dit mauvaises, ont la durée et l'étendue pour pousser, comme dans ma jardinière, des lieux où les chats sont plus nombreux que les humains. Se trouver là laisse soudain accroire que l'on vient d'ouvrir l'espace de la ville comme on le ferait d'une coquille de noix. La petite ceinture à Paris, anciennes voies ferrées désaffectées qui jadis desservaient l'anneau extérieur de la capitale est de ces lieux. On trouve pour encore quelques temps à Nanterre, la préfécture des Hauts-de-Seine, au centre d'une des zones les plus denses en infrastructures, en entreprises et en administrations d'Europe, de telles zones où l'on pourrait faire paître des vaches et des moutons, où un marécage peut se développer au dessus d'une dalle d'autoroute souterraine.
De tels lieux, Monts Analogues dans nos existences concrètes, espaces du rêve au milieu du réel, sont également l'inconscient de nos villes et de nos territoires, c'est-à-dire des puissances proliférantes de vie et de mort, des lieux du possible, et autant de poubelles où nos sociétés évacuent ce qu'elles préfèrent ignorer, au point d'ignorer qu'elles les ignorent [6].




Le lieu où l’on voudrait être, le lieu rêvé, où l’on n’ira jamais car il est toujours déjà trop loin, est peut-être aussi le lieu où l’on est déjà, mais vu depuis ailleurs, depuis l’horizon ou depuis le ciel. Ce peut être Ici dans la distance de Là-bas : la merveille, le fantasme spatial ultime est de pouvoir énoncer « Je (ici) suis (présentement) là-bas (au loin) » : « JE SUIS LA-BAS ».







[1] Selon les concepts de « Monde » (« Welt ») et de « Terre » (« Erde ») construits par Martin Heidegger, le Monde est le milieu indépassable de l'humain, hors duquel il n'est de réel connaissable. Voir par exemple « L'Origine de l'oeuvre d'art », in Chemins qui ne mènent nulle part (1949), Paris : Gallimard, Tel, 1986, pp. 13-98
[2] Voir par exemple Gilles Clément, Les Jardins planétaires, Paris : Jean-Michel Place, In visu/in situ, 1999
[3] Selon ce que j'appelle l'érotique du paysage, qui instaure un rapport analogue à celle de l'image. Je me premets de renvoyer à mon texte « Erotique du paysage, de l'image et de la marche », in Nicolas Frémiot, Vagabondages, Paris : Trans Photographic Press, 2007, n.p.

[4] René Daumal, Le Mont Analogue : roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques (1952), Paris : Gallimard, L'Imaginaire, 1981
[5] Gilles Deleuze a su condenser en une phrase les enjeux proliférants du pli, de la puissance et de l'acte : « La puissance elle-même est acte, c'est l'acte du pli. », in Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris : Minuit, Critique, 1988, p. 25
[6] Voir Francesco Careri, « Transurbance », in Les Carnets du paysage, n°11, automne/hiver 2004, Arles/Versailles : Actes Sud/ENSP, pp. 160-169

Extrait de Anthony Poiraudeau, Je suis là-bas, pages 79 à 82 [publication à venir, à une date inconnue à ce jour]
© Anthony Poiraudeau, 2007

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