vendredi 28 septembre 2007

Random Painting # 1 (2007) par Laurent Dupont

Un peu plus de mille cubes de bois sont peints sur une de leurs faces, avec des couleurs et des textures différentes. On peut les exposer en tas, au sol ou sur un socle, à la manière d'une sculpture. On peut aussi en faire une sorte de tableau, en combinant les cubes colorés entre eux et en accrochant le tout verticalement. Le travail reproduit ci-dessous a été réalisé par Madeleine Wimmer. Celle-ci a fait le choix d'une composition abstraite mais il n'est pas exclu (enfin, je crois) de parvenir à un résultat figuratif. Ce serait bien le diable si parmi toutes les combinaisons possibles n'apparaissent pas à un moment ou à un autre une tasse, un oiseau ou le visage d'un enfant...

















Peinture acrylique sur bois (dimensions variables)

mercredi 26 septembre 2007

Descente de croix (2003)
par Tony Guillois


peinture glycéro, crayon et mine de plomb sur carton gris.
250 x 110 cm

lundi 24 septembre 2007

"R.A.B. : l'insouciance anxieuse" par le théoricien

Ce texte était un document de médiation écrit pour l'exposition L'Insouciance anxieuse au C.A.C. Georges Brassens de Mantes-la-Jolie (78), en décembre 2005. Ce document fut réimprimé, dans une version légèrement modifiée, pour l'exposition A la première Personne, en octobre / novembre 2006 à la regrettée Galerie du bar Le Blue Note, à Nantes. C'est cette dernière version qui est publiée ici.
Anthony



R.A.B. : L’insouciance anxieuse
"Si tout est art, pourquoi se faire du souci ?" (Ben)

Qui est R.A.B. ?
R.A.B. est un groupe d’artistes créé à Rennes en 2001. Les quatre membres qui le composent, les compères originels, sont alors étudiants en maîtrise d’arts plastiques à l’université de Rennes 2. Il s’agit, par ordre alphabétique, de Laurent Dupont, Erwan Feigna, Jérôme Gueffier et Tony Guillois. C’est une exposition à la galerie Le Coin, rue Quineleu à Rennes, qui donne l’occasion au groupe de naître : cet événement donne à chacun des membres l’occasion de présenter son travail plastique d’individu et surtout de mettre en chantier des œuvres collectives plus ou moins artistiques. D’ailleurs, le caractère collectif de la production artistique de R.A.B., plutôt que dans les œuvres individuelles – et assez disparates entre elles – de ses membres, est à voir dans l’événement produit par les expositions les réunissant, son retentissement étant de puissance, somme toute, indéterminée. Lors de l’exposition rennaise inaugurale, l’événement collectif a pris plusieurs formes : d’une part, le vernissage a donné lieu à une séance de karaoké dont les clips montraient quelques aventures alcoolisées des jeunes gens ; d’autre part, le lieu d’exposition s’est trouvé aménagé en salon, dans le but d’être un lieu de vie et d’accueil pour les passants et habitants du quartier (prendre un café, un verre de rouge, raconter sa vie…). R.A.B. était initialement le sigle d’un slogan provocateur et adolescent : « Rien A Branler », fatigués par avance à l’idée des efforts à fournir pour parvenir à une telle désinvolture, ils préférèrent le faire devenir sigle de « Relation Accueil Bonheur » : c’est à dire à peu près le contraire, sans se rapprocher davantage de l’art, qui, lui, restera finalement sur les murs, témoin muet, sujet de conversation, alibi.
Qu’a fait R.A.B. jusqu’à aujourd’hui ?

R.A.B., auto-satisfait autant qu’il peut l’être de cette première exposition, tombe pourtant assez vite, et durablement, dans le marasme de son organisation interne. Quelques mèches sont allumées : tennis sous l’effet de substances psychotropes, chorégraphie, projets autour de la Citroën BX de l’un des membres, projet de traverser la France en auto-stop, déguisés en extra-terrestres. Hormis la mise en service d’un site Internet, rien de concluant n’est concrétisé. Le recrutement d’un membre-théoricien et l’idée d’enregistrer les échecs successifs, la différence entre l’énergie dépensée et les résultats obtenus pouvant faire œuvre, tout ça n’y changera rien. Les membres pensent un moment organiser la cérémonie funéraire de R.A.B. Cette dernière idée étant elle aussi laissée sur le bas-côté, R.A.B. sombre dans le coma.
Le réveil a lieu en 2003 : de nouveau, R.A.B. aime à partager le goût des nourritures terrestres et organise une exposition au-dessus d’un magasin de lingerie, à Rezé, près de Nantes. Le noyau dur du groupe s’est étoffé de deux nouvelles personnes : Jean-Marie Flageul et Anthony Poiraudeau. L’événement rezéen, intitulé Juste pour faire joli synchronise exactement l’exposition et son vernissage, l’un comme l’autre dans la nuit du 1er au 2 mars 2003.
Entre temps, la moitié du quatuor originel a rejoint les rangs du corps enseignant, un troisième quart n’étant guère éloigné de ces mêmes parages (le quatrième quart ne s’y faisant définitivement pas prendre). Malgré cette entrée dans la vie active, R.A.B. poursuit tranquillement son existence : une nouvelle exposition, intitulée Contamination, a lieu en mai 2005 dans le 18ème arrondissement de Paris. Elle réunit six Eugènes de Rastignac, montés à la capitale, les six mêmes personnes que la fois précédente. Même principe : une seule nuit voit se dérouler vernissage et exposition.

Et maintenant ?
Après l’échec public d’une nouvelle exposition à Mantes-la-Jolie en décembre 2005, chaque membre du groupe poursuit de son côté, entre les réunions, sa démarche personnelle avec plus ou moins d’assiduité, avec souci assurément : Tony Guillois peint et déchire sur grands formats des chairs en souffrance ; Jérôme Gueffier (Lagueff) désamorce, par des figurations colorées au graphisme et à la propreté industrielles, sa proximité angoissée d’Eros et Thanatos ; Laurent Dupont a orienté son travail vers l’édition de livres d’artistes et l’organisation d’expositions d’artistes édités dans sa collection Le Sot l’y laisse ; Erwan Feigna construit des systèmes de projections d’images, avec projecteurs de lumières, ventilateurs, miroirs, etc., tout en continuant à peindre.
Alors, marrants les mecs de R.A.B. ? L’objectif de leurs réunions est assurément de se marrer, oui… Ils aimeraient avoir le culot de ne faire que n’importe quoi, ou la force que rien de ce qu’ils font ne soit n’importe quoi. Le postérieur entre ces deux chaises trop lointaines, il tâchent à la fois de faire le plus sérieusement possible individuellement – ce sont les œuvres aux murs – et le moins sérieusement possible collectivement – c’est ce qui se passe entre les murs. Ce sont du moins les objectifs, une manière de les comprendre en tout cas.
Entre deux chaises, R.A.B. est un sale gosse avec un bon fond, ou peut-être un enfant sage qui rêve de faire un croche-pied à la maîtresse ; il a dans les deux cas largement dépassé l’âge.



© Le théoricien, 2006

dimanche 23 septembre 2007

L'Aleph (2007) par Laurent Dupont

La sculpture mesure un mètre cube. Sur chacune de ses six faces sont recopiées à la main plusieurs nouvelles de Jorge Luis Borges issues de quatre recueils différents. Elle a été exposée en même temps que le texte d'Anthony à la prison des femmes de Rennes (voir ci-dessous le message intitulé Je suis là-bas) et est ici photographiée dans le quartier Beauregard de Rennes, dans le champ qui jouxte la scuplture monumentale d'Aurélie Nemours. Un Aleph est un espace à la fois immense et minuscule. Pour en savoir plus, vous pouvez lire Jorge Luis Borges, L'Aleph, Paris, Gallimard, L'Imaginaire, pp. 191-213.





















Bois et écritures manuscrites sur film transparent - 100x100x100 cm

vendredi 21 septembre 2007

"Erotique du paysage, de l'image et de la marche" par Anthony Poiraudeau

Puisqu'il y est fait référence dans le texte du premier billet, et que je n'ai reçu aucune protestation, je publie ici le texte "Erotique du paysage, de l'image et de la marche", initialement paru dans le livre : Nicolas Frémiot, Vagabondages, Paris : Trans Photographic Press, 2007. La version du texte ici diffusée est légèrement différente de celle imprimée dans le livre.
Erotique du paysage, de l’image et de la marche
par Anthony Poiraudeau

S’il n’y a pas d’horizon, il n’y a pas de paysage, on peut comprendre ça de plusieurs manières. D’abord, il est tout à fait admissible de considérer qu’une étendue de territoire, ou son image, n’est pas prise pour un paysage si on n’y voit pas le ciel et le sol se rencontrer. Je me souviens m’être dit ça la première fois dans un train qui passait au dessus de la Loire sur un pont en métal, et il y avait des poutres du pont qui me barraient le regard juste au niveau de l’horizon. Je voyais la Loire, je voyais les berges et le ciel, mais pas tout ce petit monde se rencontrer ; j’ai alors pensé que le paysage venait d’être empêché par un contretemps, par une contrariété – et que donc pas d’horizon, pas de paysage. D’ailleurs, on peut constater que les images de paysage montrent toujours, quasi toujours, l’horizon. Ou plutôt l’inverse : celles qui ne montrent pas l’horizon, on ne les sent pas comme des paysages, et je crois qu’on a raison. Si on ne voit que le sol, ça peut être bien, mais c’est juste le sol et si on ne voit que le ciel, pareil, c’est bien mais ce n’est que le ciel. Donc pour le paysage, ciel + sol + leur rencontre (a.k.a. l’horizon). On peut le voir plus ou moins nettement, l’horizon, il peut être tracé net comme un coup de lame, ou alors il peut baigner dans la brume (mais alors ce n’est pas un horizon masqué, c’est au contraire un horizon dilaté), mais il faut qu’il soit là, qu’on le voit, bon (d’ailleurs pour l’horizon, ne pas être vu et ne pas exister c’est quand même la même chose, on peut penser ça du paysage aussi d’ailleurs, comme quoi paysage et horizon quand même, c’est copain copain).
Il y a une deuxième façon de comprendre l’horizon et ce qu’il a à faire avec le paysage, c’est de penser que le paysage c’est un certain rapport au territoire qui est ce que j’appelle un rapport d’horizon, je vais m’expliquer. Une caractéristique de l’horizon, c’est le rapport qu’il instaure avec ceux qui le font exister en le voyant (je répète que l’horizon n’existe que parce qu’il est perçu, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas quelque chose de très important). Ce rapport, c’est celui qu’on a avec quelque chose qu’on voit mais qu’on ne pourra jamais atteindre, parce qu’en essayant de la rejoindre, de s’en rapprocher, on la fait s’éloigner d’autant. Ce n’est pas parce qu’on sait très bien ça qu’on ne veut plus l’atteindre, l’horizon, ça ne change rien parce que l’horizon c’est diablement séduisant, et que ce qu’on y voit ça a une bon sang d’allure, même ça n’a jamais été aussi beau.
Herman Melville raconte une histoire comme ça dans une nouvelle qui s’appelle « La Véranda », c’est comme une parabole mais c’est une histoire vraie c’est sûr, elle est vraie tous les jours partout dans le monde
[1]. C’est l’histoire d’un homme qui a une maison dans une vallée au milieu des montagnes, il s’est fait installer une véranda pour pouvoir passer tout le temps qu’il veut à regarder les montagnes et un jour, il remarque un petit recoin sacrément beau et radieux qui brille au milieu des ombres, un recoin où tombe le pied des arcs-en-ciel. Il se dit « Il y a des fées là-bas […] ; quelque cercle hanté dans lequel dansent les fées. » Alors, il y va, voir les fées. Il marche, chevauche et grimpe jusqu'à arriver à l’endroit en question : un col sur lequel est posé un petit chalet. C’est mignon mais ce n’est pas si extraordinaire que ça, par contre il y a une vue magnifique sur la vallée en contrebas, et quand l’homme se met à discuter avec la femme triste qui habite dans le chalet, ils parlent de cette très belle vue et d’une maison qui y est belle comme un palais de lumière : « Je regardai ; et au bout d’un moment, non sans surprise, reconnus […] ma propre demeure, qui étincelait à l’instar de ce chalet vu de la véranda. Le mirage de brume qui l’entourait la faisait apparaître moins comme une ferme que le palais du Roi Charmant. »

L’horizon et le paysage, pour moi c’est ça, c’est de l’étendue désirable qui tout en étant nécessairement à distance, appelle à être rejointe, mais qui refuse de l’être et qui recule autant qu’on avance vers elle. C’est donc une affaire de distance, de désir et de mouvement. De distance parce que le paysage a besoin de distance pour exister, une distance nécessaire pour que les gens puissent en percevoir l’unité et l’ensemble, une distance pour le voir – trop loin on ne voit plus rien, trop proche les détails prolifèrent trop, on ne peut pas agencer en paysage et on attrape un torticolis à mettre toutes les parties dans un tout. C’est aussi une histoire de désir, parce que c’est justement le désir qui est la mécanique du rapport au paysage – ce désir qui rend si attirants les lointains, plus ou moins proches, où sont le paysage et l’horizon, ce désir qui fait que les regarder ça ne nous laisse pas indifférents du tout, qui fait qu’on va à leur rencontre et qu’en le faisant, on leur fait tailler la route et qu’alors c’est ce qui était un peu plus loin, qu’on ne voyait pas encore juste avant, qui devient si beau à son tour. C’est un désir toujours maintenu, renouvelé, inépuisable et il y a quelque chose de profondément érotique là-dedans : parce que dans l’érotisme on a besoin de quelqu’un d’autre, séparé de soi, mais qu’en même temps on fait pour être le moins séparé possible de l’autre, jusqu’à espérer ne plus être séparé du tout, ne plus être deux personnes différentes, mais ça, ce n’est pas possible et si ça l’était ce serait la fin de l’érotisme, la fin du désir. L’érotisme, le paysage et l’horizon, ce sont des situations, des rapports, où sont aussi nécessaires l’un que l’autre et la distance entre ce qui désire et ce qui est désiré, et le désir lui-même de rompre la distance et la séparation. Donc notre rapport au paysage, c’est un rapport d’horizon, c’est un rapport non seulement esthétique mais tout autant érotique.
Et c’est aussi une question de mouvement, celui-là même par lequel on veut rompre la distance, et celui qui va avec et qui est le mouvement du paysage lui-même et de l’horizon, sur la terre qui se découvre pendant qu’on avance. Il y a une façon de se déplacer qui va particulièrement bien à l’érotique du paysage et pour se regarder en face avec l’horizon, c’est la marche à pied. Question de distance là encore – la marche met en contact plus étroit avec le monde, c’est plus érotique car plus riche en sensations, plus direct. Question de durée aussi : la lenteur de la marche fait qu’on prend plus du temps qu’il faut pour honorer le paysage et jouir de lui, pour traverser le territoire avec l’attention due, et pour espérer qu’il nous traverse aussi. Julien Gracq écrit quelque part : « Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours
[2]. » C’est une phrase que je répète souvent, parce que la première fois que je l’ai lue, j’ai su que j’avais sous les yeux ce que je cherchais depuis des mois sur la marche et le paysage – pourtant, c’est tout simple, mais c’est déroulé là dans une petite phrase avec toute la concision et l’intensité qu’il faut. « Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche » : la grandeur du paysage c’est la puissance de l’invitation qu’il formule à être parcouru par la marche, « le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours », on a là toute l’érotique du rapport au paysage, au comble de son intensité quand on marche. Une autre intensité de la marche, c’est la liberté de mouvement qu’elle procure : le personnage de Melville, au col où il croyait trouver des fées, même aujourd’hui, il y a gros à parier qu’il ne pourrait pas y aller ni en voiture ni en train, mais à pied.

Il y a autre chose qui est fondamental dans le paysage, et qui implique aussi une érotique de la distance qui demande à être rompue mais qu’il est pourtant nécessaire de maintenir : c’est l’image. L’image est fondamentale dans le paysage parce que, d’une part, culturellement, ce que nous percevons comme des paysages dépend en partie de notre culture visuelle, par la batterie d’images de paysages que notre mémoire a en stock. D’autre part parce que nous percevons les paysages à la manière d’images, mais d’images sans cadres ni bords : il faut une distance minimale pour percevoir l’ensemble visuel qu’est une image et qu’est un paysage – si on a le nez collé dessus, on ne voit rien ou pas grand-chose. Mais pourtant, là encore, il y a dans l’image et dans son espace une attraction qui nous fait désirer d’y pénétrer, qui fait que le regard y vagabonde et que le corps tout entier voudrait bien suivre. Daniel Arasse parle de ça dans un texte qu’il a écrit sur la Vénus d’Urbin de Titien. Il écrit : « Narcisse est l’inventeur de la peinture parce qu’il suscite une image qu’il désire et qu’il ne peut ni ne doit toucher. Il est sans cesse pris entre le désir de l’embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la voir. C’est ça, l’érotique de la peinture qu’invente Alberti, et c’est elle que Titien met en scène dans la Vénus d’Urbin. […] C’est exactement ce déplacement, ce retrait du toucher pour le voir que la Vénus d’Urbin nous impose par sa mise en scène. La servante agenouillée touche mais n’y voit rien, nous voyons mais nous ne pouvons pas toucher et, pourtant, la figure nous voit et se touche…
[3] » Là, ça revient très exactement à la situation de l’érotique du paysage, du rapport d’horizon dont je parlais tout à l’heure. Ici, avec la Vénus d’Urbin, il est question d’une femme plantureuse et nue qui se caresse entre les cuisses, d’où l’invitation sexuelle claire et nette, mais plus profondément, ce qui est en jeu c’est le rapport érotique qu’instaure chaque image, et qui est analogue avec celui instauré par le paysage et l’horizon.

Du coup, il n’est pas plus possible de marcher dans un paysage qu’il n’est possible de rejoindre l’horizon ou de marcher dans l’espace d’une image. On reste devant à regarder, d’un regard qui nous porte à l’intérieur des espaces, qui nous fait faire les équilibristes sur les lignes d’horizons. Bien souvent, ce qui compte vraiment, devant une image comme devant un paysage, c’est de vouloir toujours aller marcher dedans – c’est là qu’ils nous prennent. Et c’est pour ça qu’on marche dans l’espace, pour marcher dans le paysage, on n’y arrivera pas mais on est résolu à y aller marcher dedans, ça porte bonheur. Comme le paysage recule en même temps qu’on avance (c’est l’horizon quoi), on ne fait que marcher vers lui qui nous regarde faire ça – c’est sûr que marcher dedans ça porterait vraiment bonheur, du genre jackpot, pactole, la grosse timbale, comme danser sur les nuages. Là, c’est le fantasme dernier : voir le paysage dans son ensemble tout en y étant plongé, être à son balcon et se voir passer dans la rue.

Ce que je voudrais aussi faire dire à ce que je raconte, c’est que la marche dans le paysage, et que le rapport érotique d’une personne au paysage et à l’image, ça ne se vit pas pour autant comme de la frustration, comme de la tristesse de ne pas parvenir à la satisfaction du désir ultime. Certes l’horizon qui appelle toujours à lui ne sera jamais rejoint, mais les promesses définitives qu’il ne tient pas et qu’il renouvelle toujours tiennent le marcheur dans l’enchantement de l’espace et du parcours de l’étendue. Marcher vers l’horizon, c’est le faire reculer et ne jamais l’atteindre, certain, mais c’est aussi mettre en mouvement la beauté sur le monde et se mettre aux premières loges pour la recevoir. C’est une question d’aura. Walter Benjamin dit de l’aura qu’elle est « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il », c'est-à-dire que c’est un montage, dynamique, dialectique de distances
[4]. C’est une articulation sans fin des lointains de l’horizon et des proximités du sol sous nos pas. Et c’est toute l’étendue parcourable devant l’horizon qui est nimbée d’aura.
La grande pulsion du paysage, c’est l’enchantement de l’étendue sous nos yeux et sous nos pas. Et j’ai dit plus haut que sans horizon, pas de paysage, je le maintiens mais parfois le paysage – c’est le territoire et c’est son image – nous communique l’ivresse des distances et des étendues sans manifester l’horizon au sens strict, comme une ligne, mais en diffusant cette ligne sur toute sa surface – c’est qu’en fait l’horizon est alors partout, c’est l’étendue enchantée qui nous appelle à pleins poumons, et nous, on ne peut qu’accourir éperdus, comme des morts de soif, ravis d’autant de façons que ce mot à de sens…


[1] Herman Melville, « La Véranda » (1856), in Benito Cereno, Paris : Garnier–Flammarion, 1991, pp. 37-57
[2] Julien Gracq, En lisant en écrivant (1980), in Œuvres complètes, volume II, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 616
[3] Daniel Arasse, « La Femme dans le coffre », On n’y voit rien : descriptions (2000), Paris : Gallimard, Folio essais, 2003, pp. 172-173
[4] Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939), in Œuvres III, Paris : Gallimard, Folio essais, 2000, p. 278
© Anthony Poiraudeau, 2007

jeudi 20 septembre 2007

Premier billet : extrait de Je suis là-bas par Anthony Poiraudeau


Anthony Poiraudeau, Repli du monde (I), 2005
Ce blog était jusqu'à présent tristement vierge de toute contribution, je m'accorde donc l'honneur de publier un premier post.

Il s'agit du texte qui faisait la matière du travail que j'avais exposé à la Prison des Femmes de Rennes, lors de la dernière exposition du collectif R.A.B., en juillet 2007.






Léonard De Vinci a rendu célèbre le phénomène perceptif, mental et assurément universel, par lequel on peut retrouver toutes les formes du monde dans les nuages : un visage ou tout un territoire. C'est le même principe qui préside au déroulement du test du psychiatre Rorschach, au cours duquel un patient doit énoncer ce qu'il perçoit spontanément dans la forme et la texture de zones colorées. Si l'on veut considérer l'étendue de cette fonction d'imagination en jeu dans toute perception du réel, on constatera qu'elle est en permanence engagée, et même davantage : l'imagination est un milieu fondamental de toute perception humaine du réel, et en ce sens, elle est partie prenante de ce qui constitue le réel humainement perçu. Soit le réel du seul monde possible et le seul réel possible [1].




Dans le film Dancer in the dark (2000), de Lars Von Trier, le personnage de Selma, malvoyante interprétée par la chanteuse Björk, entend des orchestrations de comédie musicale dans la cacophonie des machines d'une usine. Sans avoir à recourir à la fiction ni à des références artistiques, tout un chacun a eu de multiples occasions de constater qu'il ou elle percevait diverses formes identifiables là où elles n'étaient pas intentionnellement représentées. Pour ma part, j'ai souvent contemplé des paysages de falaises, tels que les affectionne la peinture chinoise ancienne, à la surface de pans de murs aveugles, irrégulièrement recouverts de béton. Il en est de même pour la jardinière que je laisse aller sur mon balcon.
Cette jardinière, laissée là par l'occupante précédente de mon logement, (elle hébérgeait alors un plant de buis vivant) n'a pas, pendant longtemps, bénéficié de l'attention que je lui devais. Constatant à nouveau sa présence un jour, je m'apprêtais à la jeter avec son contenu quand je remarquai que des graines qui y furent portées par le vent commençaient à germer. Je décidai alors de laisser la jardinière en place et de permettre à un nouveau biotope de s'installer sur mon balcon, me contentant depuis de l'observer sans y intervenir.
Conformément aux théories et aux observations du paysagiste et agronome Gilles Clément, tout biotope se régulant lui-même atteint un climax assimilable à une forêt [2]. Ce qui vaut à l'échelle d'hectares vaut aussi à l'échelle d'une jardinière de balcon et mon biotope miniature se comporta de telle sorte qu'il a atteint son climax et la densité d'une forêt, une forêt de poche que je ne manque pas de me laisser aller à regarder comme un espace ayant l'étendue d'un grand paysage.




Le paysage est immanquablement une affaire de distances, de distance pour le percevoir, de distance jusqu'à l'horizon qui le constitue, de distance à maintenir jusqu'à lui, qu'il appelle à rompre [3]. C'est un agencement, un montage et un jeu de distances entre elles et il en est précisément de même pour le processus imaginatif, qui est nécessairement engagé dans la perception paysagère. Il n'est de véritable paysage sans profond désir et ce désir, souvent obscur, est celui que l'imagination superpose à notre perception directe. Ainsi, il n'est de véritable paysage sans invocation sous-jacente d'un lieu dont on rêve. Par l'imagination, on agence dialectiquement des distances entre ce que l'on voit et ce que l'on fantasme : imaginer, c'est changer, monter, agencer des distances.
Les distances du réel et de l’imaginaire, comme le réel et l’imaginaire eux-mêmes se frottent continuellement les uns aux autres dans notre vie, ils jouent au chat et à la souris, ils se heurtent et font des copeaux que nous ramassons comme on respire. Aucun paysage ne serait possible sans cette danse – une pensée qui ne la danserait pas n’est peut-être pas possible, elle serait bien malade, bien triste.




Lorsque j'étais enfant, j'étais envoûté par les paysages que l'on rencontre immédiatement à l'est de mon village, en Vendée. Parmi ces quelques paysages que font se succéder rapidement les replis du territoire, un m'évoquait confusément les grands espaces du sud et de l'ouest des Etats-Unis d'Amérique, que je ne devais pourtant connaître à l'époque que par le dessin animé pour enfants Tom Sawyer. Je n'ai toujours pas physiquement visité ces vastes étendues américaines aujourd'hui, mais c'est toujours elles que mon imagination me fait percevoir dans ce paysage-ci.
Il est fort probable que le Mississippi, contrée à laquelle j'attribue désormais une proximité avec ce paysage vendéen, suite à la lecture de William Faulkner dont les romans se déroulent dans le Mississippi, ne ressemble guère à l'est du village où je vivais enfant. Cependant, je ne peux cesser de voir ce paysage depuis quelque chose de mon enfance qui me poursuit et que peut-être je poursuis. Pour le Mississippi, je suis conforté par ceci : un grand homme, très remarquable et très peu remarqué, nommé Maurice-Edgar Coindreau, Vendéen lui-aussi, né à La Roche-sur-Yon comme moi, s'est trouvé être l'importateur en France et le premier traducteur en français de William Faulkner (il fut aussi traducteur d'Hemingway, de Steinbeck, de Dos Passos, de Truman Capote et de Thomas Wolfe – soient la plupart des plus grands écrivains américains du XXe siècle). C'est donc par les traductions de Coindreau (qui sont de si bonne qualité qu'elles sont toujours vendues et diffusées aujourd'hui) que Malraux, Camus, Larbaud ou encore Sartre connurent, lirent et aimèrent Faulkner. Il se trouve que pour parvenir à traduire fidèlement en français la structure des phrases de William Faulkner, Maurice-Edgar Coindreau dut recourir aux constructions de phrases des paysans vendéens, qui escamotent beaucoup de l'individuation et de la distinction des sujets des phrases, de telle sorte que, comme chez Faulkner, les faits des hommes les traversent et sont plus grands qu'eux-mêmes, les perceptions dépassent ceux qui les éprouvent. Ainsi pour moi, de mon imagination à ma contemplation, tout alors fait sens, et un morceau de Mississippi se trouve en Vendée.




Ce type d'expérience est fondamentalement pris dans un filet tissés de noeuds enlaçant notre perception directe et notre imagination sans laquelle la perception est nue. C'est cela imaginer face au réel qui nous le rend, c’est cela changer, agencer, monter les distances.
Toujours l’ampleur des paysages rêvés, imaginés, fantasmés est trop vaste pour être contenue dans le strict espace réel. La perception humaine, le réel humain, c'est à dire partiellement imaginaire, se superposent à la géographie des cartes en la débordant. C'est la parabole littéralement rapportée par le roman Le Mont Analogue de René Daumal [4]
. Le Mont Analogue y est décrit comme étant à la fois strictement réel et ne répondant absolument pas aux règles s'appliquant à la réalité. Pour y accéder, il faut donc que les personnages recourent à des trésors d'imagination afin de pouvoir se glisser dans le repli du monde réel où se trouve le Mont. Ce repli est une zone invisible et laissée à l'écart par l'usage du monde. C'est ainsi que les personnages accèdent réellement dans un lieu au coeur du réel, ignoré par celui-ci et dans lequel ils rencontrent ce qu'a rêvé leur imagination. Il existe de tels lieux dans le monde réel, laissés à l'écart, délaissés, tout près des sentiers battus, au coeur des villes et de leur agitation. L'effet de surprise que leur découverte déclenche est relatif à l'intensité de la sensation qu'il n'ont pas de place possible dans la trame serrée de la ville. Plus la concentration d'activité est dense juste autour plus il semble miraculeux, anormal et irréel que leur existence soit ici possible. La souveraineté de leur existence précaire et de leur invisibilité défie notre expérience courante du réel et valide en acte la puissance de l'imagination qui façonne, par delà toute hypothèse initialement crédible, la possibilité de tels replis aux creux du réel [5]. Il s'agit là comme d'une pièce de tissu serré dans laquelle se trouverait un trou que nul ne serait capable de voir, et dans lequel nous marcherions désormais, comme en une réalité parallèle, non moins réelle cependant.





On trouve de tels lieux même dans les villes les plus grandes, même en lisière des quartiers les plus industrieux. C'est le cas dans l'agglomération parisienne : des zones en friches dans laquelle la vie peut se dérouler au ralenti, où les herbes sauvages, celles que l'on dit mauvaises, ont la durée et l'étendue pour pousser, comme dans ma jardinière, des lieux où les chats sont plus nombreux que les humains. Se trouver là laisse soudain accroire que l'on vient d'ouvrir l'espace de la ville comme on le ferait d'une coquille de noix. La petite ceinture à Paris, anciennes voies ferrées désaffectées qui jadis desservaient l'anneau extérieur de la capitale est de ces lieux. On trouve pour encore quelques temps à Nanterre, la préfécture des Hauts-de-Seine, au centre d'une des zones les plus denses en infrastructures, en entreprises et en administrations d'Europe, de telles zones où l'on pourrait faire paître des vaches et des moutons, où un marécage peut se développer au dessus d'une dalle d'autoroute souterraine.
De tels lieux, Monts Analogues dans nos existences concrètes, espaces du rêve au milieu du réel, sont également l'inconscient de nos villes et de nos territoires, c'est-à-dire des puissances proliférantes de vie et de mort, des lieux du possible, et autant de poubelles où nos sociétés évacuent ce qu'elles préfèrent ignorer, au point d'ignorer qu'elles les ignorent [6].




Le lieu où l’on voudrait être, le lieu rêvé, où l’on n’ira jamais car il est toujours déjà trop loin, est peut-être aussi le lieu où l’on est déjà, mais vu depuis ailleurs, depuis l’horizon ou depuis le ciel. Ce peut être Ici dans la distance de Là-bas : la merveille, le fantasme spatial ultime est de pouvoir énoncer « Je (ici) suis (présentement) là-bas (au loin) » : « JE SUIS LA-BAS ».







[1] Selon les concepts de « Monde » (« Welt ») et de « Terre » (« Erde ») construits par Martin Heidegger, le Monde est le milieu indépassable de l'humain, hors duquel il n'est de réel connaissable. Voir par exemple « L'Origine de l'oeuvre d'art », in Chemins qui ne mènent nulle part (1949), Paris : Gallimard, Tel, 1986, pp. 13-98
[2] Voir par exemple Gilles Clément, Les Jardins planétaires, Paris : Jean-Michel Place, In visu/in situ, 1999
[3] Selon ce que j'appelle l'érotique du paysage, qui instaure un rapport analogue à celle de l'image. Je me premets de renvoyer à mon texte « Erotique du paysage, de l'image et de la marche », in Nicolas Frémiot, Vagabondages, Paris : Trans Photographic Press, 2007, n.p.

[4] René Daumal, Le Mont Analogue : roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques (1952), Paris : Gallimard, L'Imaginaire, 1981
[5] Gilles Deleuze a su condenser en une phrase les enjeux proliférants du pli, de la puissance et de l'acte : « La puissance elle-même est acte, c'est l'acte du pli. », in Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris : Minuit, Critique, 1988, p. 25
[6] Voir Francesco Careri, « Transurbance », in Les Carnets du paysage, n°11, automne/hiver 2004, Arles/Versailles : Actes Sud/ENSP, pp. 160-169

Extrait de Anthony Poiraudeau, Je suis là-bas, pages 79 à 82 [publication à venir, à une date inconnue à ce jour]
© Anthony Poiraudeau, 2007