Photo souvenir prise par Lagueff
le 8 avril 2009
Deux jours entiers donc, à peindre sur les murs avec Lagueff dans la remise (on m'a indiqué entre temps qu'il ne s'agissait aucunement d'un grenier) d'un magasin de lingerie. On se partage la place et nous avons chacun notre salle. Le projet de Lagueff paraît ambitieux. Le week-end n'y suffira peut-être pas. Il compte travailler sur trois murs en intégrant une cheminée qui trône au fond de la pièce. Elle offre des lignes droites, sans fioritures, et n'a pas croisé l'ombre d'une bûche depuis plusieurs années sans doute. Il y a une porte aussi, faite un peu grossièrement avec quatre longues planches de bois disposées verticalement. Derrière cette porte, il y a moi et un stock d'éponges. J'y reviendrai plus tard.
Pendant un long moment et comme à son habitude, Lagueff reste mystérieux sur le contenu de l'oeuvre à venir. Parfois, je viens lui rendre visite dans son atelier éphémère. Il roule plusieurs couches de peinture noire sur la tapisserie, du sol au plafond, en prenant soin de ne pas recouvrir les coins. Les heures filent. Il en passe quelques unes avant que je puisse me faire une vague idée du résultat final. Au fur et à mesure, je vois apparaître des lignes blanches à chaque angle de la pièce. Elles contrastent durement avec le noir des murs, soulignent la perspective du lieu et pourtant, l'aplatissent curieusement si l'on prend du recul pour apprécier l'ensemble. Désormais, je marche dans un espace à deux dimensions, avec l'étrange sensation d'être enfermé dans une peinture de Lagueff.
Le lendemain, je m'aperçois que je ne suis pas le seul prisonnier. Sur le plus grand des trois murs, le cerne blanc se détache du plafond. Il rejoint le bord supérieur de la cheminée pour figurer ce qu'au départ je prends pour une hotte, teintée de gris bleu et dessinée elle aussi avec des lignes épurées. Il s'agit en fait du conduit traversant l'intérieur du mur, de haut en bas. Je mets encore un certain temps à comprendre que mes yeux sont équipés pour l'occasion de rayons X. Lagueff jette plus rapidement qu'à son habitude quelques coups de pinceaux, rouges, bleus, blancs, et je vois qu'à l'intérieur du conduit, de l'autre coté de la cloison, un homme est coincé depuis très très très longtemps. C'est un tueur en série qui a abandonné le résultat d'une de ses virées macabres. C'est une épouse exténuée qui, un jour, a décidé qu'il y aurait là un endroit chaud et discret pour son bonhomme de mari. C'est un père de famille qui a voulu jouer au Papa Noël une nuit de trop...
Je ne sais pas qui a enfermé cet homme dans la cheminée ni même si quelqu'un l'y a mis. Je devine seulement qu'on l'a oublié dans cet endroit étouffant et que la vie des êtres et des objets a repris son cours autour de lui. Les bibelots continuent d'être époussetés régulièrement. On décore toujours l'intérieur de la maison avec des cadres au goût douteux, des collections de noeuds marins peut-être ou des natures mortes. Lagueff les représente en accrochant de part et d'autre de la cheminée quelques morceaux de tapisserie rococo et fleurie, comme pour mieux alourdir une ambiance déjà bien pesante.
Pour cela, il a hésité quelques minutes devant une dizaine d'échantillons posés au sol, m'a demandé d'en suspendre quelques-uns à coté du squelette pour apprécier les différentes combinaisons de couleurs. J'ai l'impression d'être un assistant d'Andy Warhol et cela m'amuse. Finalement, on choisit un motif vert sur fond blanc, ponctué ça et là de vieux rose et de bleu pigeon. Puis Lagueff s'assoit, allume un clope et fronce les sourcils, comme il l'a fait à peu près toutes les deux heures ce week-end. Il regarde ce que ça donne, a l'air soucieux, se demande une fois de plus comment terminer à temps ce qu'il a prévu. Quelques retouches de blanc ne seraient pas de trop. Il faudrait montrer le feu qui danse dans l'âtre et renouvelle chaque soir d'hiver le supplice du Père Noël déchu. On devrait réfléchir à la lumière, sérieusement cette fois-ci, pour prendre une photographie correcte du travail.
Lagueff ne fait aucune de ces trois choses. Il est déjà trop tard. Avec quelques feuilles d'or et un peu de peinture blanche, il dessine simplement une bulle qui s'envole hors de la bouche du prisonnier. On imagine celle-ci flotter en dehors du conduit, petite parcelle de légèreté échappée d'une atmosphère de plomb. Elle met un point final à l'oeuvre et rend un peu de liberté au cadavre oublié dans la cheminée.
1 commentaire:
Merci pour le plaisir de te lire ainsi que ce beau moment de complicité partagée,
Je nous aime!
Lagueff, qui continue de froncer en essayant d'arrêter de clopper...
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